Jaune
Sans titre
2021
Sous commissariat de Michaël Nicolaï
La scène pochoiriste constitue une mouvance singulière au sein de l’art urbain, avec comme figure emblématique Banksy qui a été pour Jaune un véritable déclencheur. Avec d’autres comme Blek le Rat, C215, Miss.Tic ou Jef Aérosol, il a donné à cette pratique au départ exclusivement « sauvage » ses lettres de noblesse. Il y a bien des choses à dire au sujet des particularités de ce médium dont le fait qu’il favorise davantage que d’autres techniques l’inscription de chaque artiste dans une manière propre. Ainsi Jaune travaille-t-il toujours avec la même collection de matrices qu’il fait évoluer et qui fonctionne comme une signature. Elle est centrée sur des figures d’ouvriers bien qu’apparaissent aussi des policiers, des facteurs, des garçons de café ou des militaires qui n’ont d’ailleurs pas été repris pour son intervention au Parlement : « J’ai commencé par peindre les ramasseurs de poubelles, un métier que je connais puisque j’ai travaillé chez Bruxelles Propreté. Cette expérience m’a révélé un paradoxe : nous étions nombreux, donc très présents et très visibles avec nos vêtements fluorescents. Mais personne ne nous voyait. » L’ensemble compte à ce jour plus de 200 personnages, tous à l’échelle 1/5e et fabriqués au départ du format standard A3. « Je peux aisément transporter mon matériel, explique Jaune. J’aime ce côté fonctionnel. Pour un personnage, il faut au minimum 4 pochoirs qui peuvent chacun recevoir jusqu’à 12 passages couleur. Cela me permet d’atteindre un réalisme accentué par la précision des graphismes, le naturel des attitudes et l’ombre portée des personnages laquelle confère du relief à mes peintures. Ce sont en fait de véritables portraits d’après photographie, souvent de mes proches qui acceptent de s’habiller en ouvrier et de prendre la pose. Il y a aussi des autoportraits. »
Le choix de l’échelle a d’autres avantages que faciliter la fabrication, le transport ou la manutention. Jaune explique que la taille réduite des protagonistes de ses peintures l’intéresse pour de multiples raisons : « Cela parle aux adultes comme aux enfants. Mes personnages sont un peu comme des jouets. On a envie de les prendre en main. C’est tout un monde imaginaire qu’on pourrait rapprocher du Théâtre de Guignol. » De s’attacher à une même échelle permet surtout de combiner les figures et les situations. C’est comme une grammaire avec laquelle peuvent être modulées des lignes narratives proches de celles de la bande dessinée. Sauf qu’ici, les histoires demeurent toujours ouvertes. Non seulement Jaune laisse des possibilités d’interprétation de ce qui se passe mais surtout il abandonne le récit à peine entamé, au public de le poursuivre et de l’achever « hors champ ».
Au Parlement, comme toujours dans les peintures de Jaune, les ouvriers ne travaillent pas. Ils ne font rien ou pas grand-chose. On peut les voir s’occuper à toutes sortes de distractions inattendues comme faire de l’escalade le long d’un pilier, casser à la hache la caméra de surveillance du parking, boire des bières près du feu de signalisation de sortie ou se balancer les mains accrochées à la barre horizontale de « 2 » comme s’il s’agissait d’un trapèze. Plus surprenant, un peintre en bâtiment est occupé à poursuivre l’intervention d’Elnino … La logique est simple : comme ces ouvriers sont invisibles, il leur est bien facile de faire autre chose que leur métier ; et, comme ils s’occupent à des activités auxquelles ils ne sont pas censés s’adonner, Jaune peut leur faire faire un peu n’importe quoi. « Je me considère comme un interventionniste : ma peinture ajoute ici et là de petits éléments qui créent du lien. Je réagis souvent à l’environnement. Il y a un côté spontané à mes interventions d’autant plus réactives que le pochoir a, si on le maitrise bien, une mise en œuvre rapide. Je reconnais qu’il y a la plupart du temps un caractère potache mais jamais d’insulte ou d’agressivité. Il y a de l’humour et de la dérision. Mais j’amène un discours. Je cherche à ré-humaniser des métiers trop peu considérés. Je peins les petites mains qui construisent le monde. Je me dis que si les éboueurs arrêtaient de ramasser les poubelles, ce serait la catastrophe. Sans eux, nous pataugerions dans nos propres déjections. »
Pierre Henrion
